Quelques considérations, in “Opus international”, 100, Paris, hiver 1986

Nous vivons aujourd’hui une sorte d’odyssée moléculaire de l’image qui, privée de hié­rarchies, de statuts, de systèmes de valeurs vérifiables, se donne des rai­sons autres que sa propre consis­tance et subsistance, ou bien s’adapte au grand cirque des fantas­mes de la consommation irraisonnée.

Cela signifie également la fin de l’avant-garde. Le processus a été lent mais irréversible à partir des années cinquante. Le projet de com­prendre (cum-prehendere) le monde et d’en constituer une image repen­sée et unitaire a complètement échoué. La grande intelligence du monde est en crise. Il nous reste la possibilité d’un jeu d’ombres, là où, débarrassés que nous serions des signifiés, pourrait se vivre alors une véritable concentration sur le sens, les sens.

Licini, Notturno, 1956

Licini, Notturno, 1956

Et pourtant, à nouveau, nous sommes obligés de constater que la pratique de l’art, au lieu d’être en rapport avec le monde, comme ce fut le cas à d’autres époques désor­mais mythiques, se transforme en une collusion avec son propre système, et ceci à travers les institu­tions, c’est-à-dire les musées, les galeries, les revues, la Documenta, les biennales, les collections privées, les commandes. L’institution, c’est cette machine qui homologue cette inutilité déclarée qu’est l’art, pour un monde heureux et chancelant dont les fondements sont toujours énoncés et jamais vérifiés.

Et l’art, le plus souvent, au lieu de revendiquer sa marginalité comme espace de créativité et de remise en cause permanente, tend à accepter ce rapport illégitime avec le système d’information, cette structure sans visage qui bâtit le consensus péremp­toire. Du reste, les années de l’énergie mentale et du dernier sursaut de l’utopie sont bien finies : le plomb de la révolte n’a pas résisté à la théo­rie du smoking.

En dépréciant radicalement et idéologiquement des facteurs (peut­-être effectivement sclérosés) comme ceux de la qualité, de la rigueur, de la persistance de la valeur, nous ne nous sommes pas aperçus que nous favorisions l’émasculation de la pra­tique et l’engloutissement dans le chaos de la culture “moyenne”. Et le résultat ne s’est pas fait attendre: de Kassel à Venise et à Paris, le jeu de l’art n’est plus celui d’accréditer sa propre structure, sa propre image, mais bien d’affirmer sa disponibilité à se faire embaucher comme figurant dans le grand cir­que.

Il fut un temps où les intellectuels donnaient l’assaut à la Bastille: aujourd’hui ils font carrière pour la gérer. Du reste, ce qui compte à pré­sent n’est pas tant de savoir pour­quoi l’on joue le match, si le match a un sens, l’important c’est de mar­quer le but!

Alors, qu’est-ce que la techni­que ? Elle a perdu tout caractère de libération ou d’interrogation. Elle est régie par des normes. Mais la technique, ce n’est pas le laser ou la peinture des trop “trompe-l’huile” (je cite une bou­tade d’un ami peintre, mais un vrai), ce n’est pas la vidéo ou le bronze. C’est en fait la culture du look et du best-seller, du savoir confection­ner les nouveaux “chefs-d’oeuvre stylés” pour répondre à un public otage de l’information.

Le grand maître diabolique? Umberto Eco. Son roman est telle­ment parfait qu’il semble vrai. Le nom de la rose est un roman qui offre savamment tous les symptô­mes de la qualité présumée, il donne l’impression à son lecteur d’être intelligent et cultivé. Comme cer­tains produits artistiques qui ont le maquillage de l’avant-garde et une saveur terriblement “middle­class”.

Je ne puis m’empêcher de penser à Licini, ce peintre et intellectuel qui nous disait déjà, il y a cinquante ans, que la “médiocratie” allait triom­pher. Ce n’est pas de la morale que je veux faire. Il s’agit d’une constata­tion à froid, c’est tout. Il fallait bien que ça arrive, que les critiques et les artistes s’aperçoivent que le succès peut attirer, qu’une minute de télévi­sion peut paraître plus amusante que vingt ans de recherche dans la soli­tude, avec seulement une vingtaine d’interlocuteurs privilégiés.

Heureusement qu’en plus du Mozart de Milos Forman il y a aussi celui de John Eliot Gardiner. Heu­reusement qu’en plus des chansons du hit parade il y a aussi Xenakis.

Heureusement que dans le laby­rinthe de l’art, certains tentent de faire autre chose que du prêt-à ­porter. C’est avec ces gens-là, et seu­lement avec eux, que nous pourrons faire quelque chose dans les années qui viennent. C’est pourquoi je suis optimiste.