Jaucourt, Peintre
Louis de Jaucourt, Peintre, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 12, 1765
PEINTRE, s. m. (Peinture.) artiste qui sait représenter toutes sortes d’objets par le secours des couleurs & du pinceau.
Le bonheur d’un peintre est d’être né avec du génie. Ce génie est ce feu qui éleve les peintres au-dessus d’eux-mêmes, qui leur fait mettre de l’ame dans leurs figures, & du mouvement dans leurs compositions. L’expérience prouve suffisamment que tous les hommes ne naissent pas avec un génie propre à les rendre peintres. Nous avons vû des hommes d’esprit qui avoient copié plusieurs fois ce que la peinture a produit de plus sublime, vieillir le pinceau & la palette à la main, sans s’élever au-dessus du rang de coloristes médiocres, & de serviles dessinateurs d’après les figures d’autrui. Les esprits les plus communs sont capables d’être des peintres, mais jamais grands peintres.
Il ne suffit pas aux peintres d’avoir du génie, de concevoir des idées nobles, d’imaginer les compositions les plus élégantes & de trouver les expressions les plus pathétiques, il faut encore que leurs mains ayent été rendues dociles à se fléchir avec précision en cent manieres différentes, pour se trouver capables de tirer avec justesse la ligne que l’imagination leur demande. Le génie a, pour ainsi dire, les bras liés dans un artiste dont la main n’est pas dénouée.
Il en est de l’oeil comme de la main; il faut que l’oeil d’un peintre soit accoutumé de bonne heure à juger par une opération sûre & facile en même tems quel effet doit faire un certain mélange, ou bien une certaine opposition de couleurs; quel effet doit faire une figure d’une certaine hauteur dans un groupe; & quel effet un certain groupe fera dans le tableau après que le tableau sera colorié. Si l’imagination n’a pas à sa disposition une main & un oeil capables de la seconder à son gré, il ne résulte des plus belles idées qu’enfante cette imagination, qu’un tableau grossier, & que dedaigne l’artiste même qui l’a peint, tant il trouve l’oeuvre de sa main au-dessous de l’oeuvre de son esprit.
L’étude nécessaire pour perfectionner l’oeil & la main ne se fait point en donnant quelques heures distraites à un travail interrompu. Cette étude demande une attention entiere, & une persévérance continuée durant plusieurs années. On sait la maxime qui défend aux peintres de laisser écouler un jour entier, sans donner quelques coups de pinceau; maxime qu’on applique communément à toutes les professions, tant on la trouve judicieuse: nulla dies sine lineâ.
Le seul tems de la vie qui soit bien propre à faire acquérir leur perfection à l’oeil & à la main, est le tems où nos organes, tant intérieurs qu’extérieurs, achevent de se former: c’est le tems qui s’écoule depuis l’âge de quinze ans jusqu’à trente. Les organes contractent sans peine durant ces années toutes leurs habitudes, dont leur premiere conformation les rend susceptibles. Mais si l’on perd ces années précieuses, si on les laisse écouler sans les mettre à profit, la docilité des organes se passe sans que nos efforts puissent jamais la rappeller. Quoique notre langue soit un organe bien plus souple que notre main, cependant nous prononçons toujours mal une langue étrangere que nous apprenons après 30 ans.
Un peintre doit connoître à quel genre de peinture il est propre, & se borner à ce genre. Tel demeure confondu dans la foule, qui seroit au rang des illustres maîtres, s’il ne se fût point laissé entraîner par une émulation aveugle, qui lui a fait tenter de se rendre habile dans des genres de peinture pour lesquels il n’étoit point né, & qui lui a fait négliger ceux auxquels il étoit très-propre. Les ouvrages qu’il a essayé de faire sont, si l’on veut, d’une classe supérieure; mais ne vaut-il pas mieux être cité pour être un des premiers faiseurs de portraits de son tems, que pour un miserable arrangeur de figures ignobles & estropiées?
Les jeunes peintres qui ont à coeur de réussir doivent encore se garder des passions violentes, en particulier de l’impatience, de la précipitation & du dégout. Que ceux qui se trouvent dans une fortune étroite ne desesperent point de l’améliorer par l’application: l’opulence détourne du travail & de l’exercice de la main: la fortune est plus nuisible aux talens qu’elle ne leur est utile; mais d’un autre côté les distinctions, les honneurs & les récompenses sont nécessaires dans un état pour y encourager la culture des beaux-arts, & y former des artistes supérieurs. Un peintre en Grece étoit un homme célebre aussitôt qu’il méritoit de l’être. Ce genre de mérite faisoit d’un homme du commun un personnage, & il l’égaloit à ce qu’il y avoit de plus grand & de plus important dans l’état; les portiques publics où les peintres exposoient leurs tableaux étoient les lieux où ce qu’il y avoit de plus illustre dans la Grece se rendoit de tems en tems pour en juger. Les ouvrages des grands maîtres n’étoient point alors regardés comme des meubles ordinaires, destinés pour embellir les appartemens d’un particulier; on les réputoit les joyaux d’un état & un trésor du public, dont la jouissance étoit dûe à tous les citoyens. Qu’on juge donc de l’ardeur que les artistes avoient alors pour perfectionner leurs talens, par l’ardeur que nous voyons dans nos contemporains pour amasser du bien, ou pour faire quelque chose de plus noble pour parvenir aux grands emplois d’un état.
Quoique la réputation du peintre soit plus dépendante du suffrage des experts que celle des poetes, néanmoins ils ne sont pas les jugés uniques de leur mérite. Aucun d’eux ne parviendroit que long-tems après la mort à la distinction qui lui est dûe, si la destinée demeuroit toujours au pouvoir des autres peintres. Heureusement ses rivaux compatriotes n’en sont les maîtres que pour un tems. Le public qu’on éclaire tire peu-à-peu le procès à son tribunal, & rend à chacun la justice qui lui est dûe. Mais en particulier un peintre qui traite de grands sujets, qui peint des coupoles & des voûtes d’église, ou qui fait de grands tableaux destinés pour être placés dans tous les lieux où tous les hommes ont coutume de se rassembler, est plutôt connu pour ce qu’il est, que le peintre qui travaille à des tableaux de chevalet destinés pour être renfermés dans des appartemens de particuliers.
De plas il est des lieux, des tems, des pays où le mérite d’un peintre est plutôt reconnu qu’ailleurs. Par exemple, les tableaux exposés dans Rome seront plutôt appréciés à leur juste valeur, que s’ils étoient exposés dans Londres & dans Paris. Le goût naturel des Romains pour la Peinture, les occasions qu’ils ont de s’en nourrir, si je puis parler ainsi, leurs moeurs, leur inaction, l’occasion de voir perpétuellement dans les églises & dans les palais des chef-d’oeuvres de peinture; peut-être aussi la sensibilité de leurs organes, rend cette nation plus capable qu’aucune autre d’apprécier le mérite de leurs peintres sans le concours des gens du métier, Enfin un peintre s’est fait une juste réputation, quand ses ouvrages ont un prix chez les étrangers; ce n’est point assez d’avoir un petit parti qui les vante, il faut qu’ils soient achetés & bien payés; voilà la pierre de touche de leur valeur.
Ce qui resserre quelquefois les talens des peintres, dit à ce sujet M. de Voltaire; & ce qui sembleroit devoir les eteindre, c’est le goût académique, c’est la maniere qu’ils prennent d’après ceux qui président à cet art. Les académies sont sans doute très-utiles pour former des é eves, sur-tout quand les directeurs travaillent dans le grand goût; mais si le chef a le goût petit, si la manière est aride & léchée, si ses figures grimacent, si ses expressions sont insipides, si son coloris est foible, les éleves subjugués par l’imitation, ou par envie de plaire à un mauvais maître, perdent entierement l’idée de la belle nature. Donnez-moi un artiste tout occupé de la crainte de ne pas saisir la maniere de sés confreres, ses productions seront comparées & contraintes. Donnez-moi un homme d’un esprit libre, plein de la belle nature qu’il copie, cet homme réussira. Presque tous les artistes sublimes ou ont fleuri avant les établissemens des academies, ou ont travaillé dans un goût différent de celui qui regnoit dans ces sociétés; presque aucun ouvrage qu’on appelle academique, n’a été encore dans aucun genre un ouvrage de génie.
Si présentement le lecteur est curieux de connoître les célebres peintres modernes, il en trouvera la liste génerale sous les artistes des différentes Écoles; mais comme les noms & le caractere des anciens peintres méritent encore plus d’être recueillis dans cet ouvrage, voyez Peintres anciens.