Jaucourt, Peinture
Louis de Jaucourt, Peinture, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 12, 1765
C’est un art qui, par des lignes & des couleurs, représente, sur une surface égale & unie, tous les objets visibles.
L’imagination s’est bien exercée pour trouver l’origine de la Peinture; c’est là-dessus que les poëtes nous ont fait les contes les plus agréables. Si vous les en croyez, ce fut une bergere qui la premiere, pour conserver le portrait de son amant, conduisit avec sa houlette une ligne sur l’ombre que le visage du jeune-homme faisoit sur un mur. La Peinture, disent-ils,
La brillante Peinture est fille de l’Amour: / C’est lui qui le premier inspirant une amante, / Aux rayons de Phébus, guidant sa main tremblante, / Crayonna sur un mur l’ombre de son amant. / Des diverses couleurs de riche assortiment, / L’art d’animer la toile & de tromper l’absence, / Ainsi que à autres arts lui doivent la naissance.
Ce sont là des apologues inventés pour l’explication de cette vérité, que les objets, mis sous les yeux de l’homme, semblent l’inviter à l’imitation; & la nature elle-même, qui, par le moyen des jours & des ombres, peint toutes choses soit dans les eaux, soit sur les corps dont la surface est polie, apprit aux hommes à satisfaire leurs goûts par imitation.
Quoi qu’il en soit, on doit placer la Peinture parmi les choses purement agreables, puisque cet art n’ayant aucun rapport avec ce qu’on appelle précisement les nécessités de la vie, est tout entier pour le plaisir des yeux & de l’esprit. La Poésie, fille du plaisir, n’a semblablement pour but que les plaisirs même. Si, dans la suite des tems, la vertu, pour faire sur les hommes une impression plus vive, a emprunté les charmes de l’un & de l’autre, ainsi que la Junon d’Homere emprunta la ceinture de Vénus pour paroître plus aimable aux yeux de Jupiter; si la vertu a entrepris d’ennoblir par-là, & de relever le mérite de la Poesie & de la Peinture, c’est un bienfait que ces deux arts tiennent d’elle, & qui dans le fond leur est absolument étranger; ce n’est point le besoin qui leur a donné naissance, elles ne lui doivent point leur origine.
Ce sont deux soeurs dont les intentions sont les mêmes: les moyens qu’elles emploient pour parvenir à leurs fins, sont semblables, & ne different que par l’objet: si l’une par les yeux se fait un chemin pour aller toucher l’esprit, l’autre peint immédiatement à l’esprit; mais la Peinture saisit l’ame par le secours des sens; & c’est peut-être dans le fond le plus sûr moyen de l’attacher. Elle trompe nos yeux par cette magie qui nous fait jouir de la présence des objets trop éloignés, ou qui ne sont plus. Son attrait frappe & attire tout le monde, les ignorans, les connoisseurs & les artistes mêmes. Elle ne permet à personne de passer indifférement par un lieu où sera quelque excellent tableau, sans être comme surpris, sans s’arrêter, & sans jouir quelque-tems du plaisir de la surprise. La Peinture nous affecte par le beau choix, par la varieté, parla nouveauté des choses, qu’elle nous présente; par l’histoire & par la fable, dont elle nous rafraîchit la mémoire; par les inventions ingénieuses, & par ces allégories dont nous nous faisons un plaisir de trouver le sens, & de critiquer l’obscurité.
C’est un des avantages de la Peinture, que les hommes pour être de grands peintres, n’ont guere besoin pour se produire du bon plaisir de la fortune. Cette reine du monde ne peut que rarement les priver des secours nécessaires pour manifester leurs talens. Tout devient palettes & pinceaux entre les mains d’un jeune-homme doué du génie de la Peinture. Il se fait connoître aux autres pour ce qu’il est, quand lui-même ne le sait pas encore. Ajoutez que l’art de la Peinture n’est pas moins propre à attirer autant de considération à ceux qui y excellent, qu’aucun des autres arts qui sont faits pour flatter les sens.
Il y a dans la Peinture des avantages que les objets mêmes qu’elle imite sont bien éloignés de procurer. Des monstres & des hommes morts ou mourans, que nous n’oserions regarder, ou que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voyons avec plaisir imités dans les ouvrages des peintres; mieux ils sont imités, plus nous les regardons avidement. Le massacre des Innocens a dû laisser des idées bien funestes dans l’imagination de ceux qui virent réellement les soldats effrénés égorger les enfans dans le sein des meres sanglantes. Le tableau de le Brun où nous voyons l’imitation de cet événement tragique, nous émeut & nous attendrit, mais il ne laisse dans notre esprit aucune idée importune de quelque durée. Nous savons que le peintre ne nous afflige qu’autant que nous le voulons, & que notre douleur, qui n’est que superficielle, disparoîtra presque avec le tableau: au lieu que nous ne serions pas maîtres ni de la vivacité, ni de la durée de nos sentimens, si nous avions été frappés par les objets mêmes. C’est en vertu du pouvoir qu’il tient de la nature, que l’objet réel agit sur nous. Voilà d’où procéde le plaisir que la Peinture fait à tous les hommes. Voilà pourquoi nous regardons avec contentement des peintures, dont le mérite consiste à mettre sous nos yeux des avantures si funestes, qu’elles nous auroient fait horreur si nous les avions vues véritablement.
Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous les tems, ont toujours fait usage des peintures & des statues, pour leur mieux inspirer les sentimens qu’ils vouloient leur donner, soit en religion, soit en politique. Quintilien a vu quelquefois les accusateurs faire exposer dans le tribunal un tableau où le crime dont ils poursuivoient la vengeance étoit représenté, afin d’exciter encore plus efficacement l’indignation des juges contre le coupable. S. Grégoire de Nazianze rapporte l’histoire d’une courtisane, qui dans un lieu où elle n’étoit pas venue pour faire des réflexions sérieuses, jetta les yeux par hasard sur le portrait de Palémon, philosophe fameux par son changement de vie, lequel tenoit du miracle, & qu’elle rentra en elle-même à la vue de ce portrait. Les peintres d’un autre genre ne sont pas moins capables, par l’amorce d’un spectacle agréable aux yeux, de corrompre le coeur & d’allumer de malheureuses passions.
Mais les peintures en bien & en mal font une impression plus forte sur les hommes dans les contrées, où communément ils ont le sentiment très-vif, telles que sont les régions de l’Europe les plus voisines du soleil, & les côtes de l’Asie & de l’Afrique qui font face à ces régions. Qu’on se souvienne de la défense que les tables de la loi font aux Juifs de peindre & de tailler des figures humaines: elles faisoient trop d’impression sur un peuple enclin, par son caractere, à se passionner pour tous les objets capables de l’émouvoir.
Il paroît même que le pouvoir de la Peinture est plus grand sur les hommes que celui de la Poésie, parce que la Peinture agit sur nous par le moyen du sens de la vue, lequel a généralement plus d’empire sur l’ame que les autres sens, & parce que c’est la nature elle – même qu’elle met sous nos yeux. Les anciens prétendoient que leurs divinités avoient été mieux servies par les Peintres que par les Poëtes.
Au reste, il est facile de comprendre comment les imitations que la Peinture nous présente sont capables de nous émouvoir, quand on fait réflexion qu’une coquille, une médaille, où le tems n’a laissé que des phantômes de lettres & de figures, excitent des passions inquiettes, le desir de les voir & l’envie de les posséder. Une grande passion, allumée par le plus petit objet, est un événement ordinaire. Rien n’est surprenant dans nos passions qu’une longue durée, dit M. l’abbé Dubos.
Après m’être étendu sur les charmes de la Peinture, je voudrois pouvoir découvrir l’origine de cet art, en marquer les progrès & les révolutions; mais tous les écrits où les anciens avoient traité cette partie historique sont perdus; nous n’avons pour nous consoler de cette perte que les ouvrages de Pline, qu’il faut lire en entier, & dont par conséquent nous n’entreprendrons point de faire ici l’extrait. C’est assez de remarquer avec lui, que la recherche qui concerne les commencemens de la peinture, n’offre que des incertitudes.
Les Egyptiens, dit-il, assurent que l’art a pris naissance chez eux six mille ans avant que de passer dans la Grece, ostentation manifestement frivole. Il ne conteste point à l’Egypte d’avoir possédé les peintres les plus anciens; il reconnoissoit même le Lydien Gigès pour le premier inventeur de la peinture égyptienne, soit qu’il n’en restât plus de son tems aucun monument, soit que les ouvrages y méritassent peu d’attention, parce que la politique des Egyptiens avoit toujours entretenu la peinture, selon Platon, dans le même état de médiocrité, sans aucune altération & sans aucun progrès; mais les Grecs la porterent au plus haut point de grandeur & de perfection. De la Grece elle passa chez les Romains, sans y produire cependant des artistes du premier ordre. Elle s’éteignit avec l’empire, & ne reparut dignement en Europe, que sous le siecle de Jules II. & de Léon X.
Cette derniere révolution a produit la distinction de la peinture antique & de la peinture moderne. La premiere se subdivise en peinture grecque & romaine. La seconde a formé diverses écoles, qui ont chacune leur mérite & leur caractere particulier. Si donc vous êtes curieux de suivre l’histoire complete de la peinture, voyez Peinture antique, Peintres grecs, & Peinture des Grecs, Peinture des Romains, Peinture moderne, École, &c.
Nous avons puisé nos recherches dans un grand nombre d’ouvrages pour traiter tous ces articles avec soin, & c’est bien notre faute si nous n’avons pas réussi.