Louis de Jaucourt, Peinture des Grecs, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 12, 1765

Peinture des Grecs. C’est le genre de peinture le plus admirable de l’antiquité.

Après avoir fait en général une espece de parallele de la peinture antique avec la moderne, il importe de considérer en particulier celle des Grecs, puisqu’elle seule mérite principalement nos regards. Je sai que son origine n’offre qu’incertitude: incertitude pour le lieu; les uns vouloient qu’elle eût commencé à Sycione, les autres chez les Corinthiens: incertitude pour le nom des inventeurs; on nommoit ou Philoclés d’Egypte, ou Cléanthe de Corinthe: incertitude sur l’opération primitive qu’ils employerent, & qui servit de préparation à la véritable découverte de l’art.

Trevisani, Apelle e Campaspe, 1720

Trevisani, Apelle e Campaspe, 1720

On disoit à la vérité que ce début fut le contour d’une figure humaine, tracée autour de l’ombre d’un corps opaque; mais quand on n’a rien à dire de mieux circonstancié sur un fait de cette nature, qui se perd dans l’obscurité des tems, c’est se fonder sur des conjectures plûtôt que sur des témoignages authentiques. On ne pouvoit pourtant mieux faire dans l’histoire inconnue de l’origine d’un art, que de partir d’une hypothèse assez vraissemblable, ou du-moins accréditée.

A la délinéation du simple contour, succéda une autre peinture linéaire plus parfaite, qui distingua par le dessein, & sans aucune couleur, les traits du visage renfermés dans l’intérieur du contour. Elle eut pour inventeur Ardicès de Corinthe, & Téléphane de Sicyone. Ces deux auteurs des portraits dessinés, urent les premiers qui exercerent l’art de représenter la figure sur une surface égale & unie. En effet, la méthode du contour extérieur ne marquant pas les traits du visage, & ne rendant point la personne reconnoissable, ne représentoit point la figure. Les deux artistes que nous venons de nommer, furent aussi les premiers qui écrivirent sur leurs ouvrages le nom de la personne représentée. La précaution auroit été fort inutile dans la premiere méthode, qui ne représentant point la figure, n’auroit excité par l’addition du nom, ni la curiosité de la postérité, ni celle des étrangers, ni finalement celle de personne. Tels étoient les usages préliminaires de la peinture grecque avant la guerre de Troie.

Dans la suite, les Grecs employerent la peinture proprement dite, la peinture coloriée; & il paroît au rapport de Pline, qu’elle n’étoit point encore cor nue dans le tems de la guerre de Troie. Cette opinion, qu’on ne trouve combattue par aucun ancien auteur, est d’un très-grand poids; elle n’étoit pas seulement appuyée sur le silence d’Homere, puisque nous voyons en général les anciens écrivains admettre dans les tems héroïques plusieurs faits historiques dont le poëte n’avoit jamais fait mention. Le témoignage de ceux qui nous ont transmis celui-ci, doit donc avoir toute la force d’une preuve positive, malgré les efforts qu’ont faits quelques savans modernes pour tâcher de la réfuter.

Après qu’on eut inventé en Grece la peinture coloriée, plus recherchée que l’autre dans ses opérations, elle fut appellée peinture monochrome, parce qu’on n’y employa d’abord qu’une seule couleur dans chaque ouvrage, à moins que nous ne donnions le nom de seconde couleur à celle du fond sur lequel l’on travailloit. L’auteur de cette méthode, l’inventeur de la peinture proprement dite, fut Cleophante de Corinthe; il débuta par colorier les traits du visage avec de la terre cuite & broyée: ainsi la couleur rouge, comme la plus approchante de la carnation, fut la premiere en usage. Les autres peintres monochromes, & peut-être Cléophante lui-même, varierent de tems en tems dans le choix de la couleur des figures, différente de la couleur du fond. Peut-être aussi qu’ils mirent quelquefois la même couleur pour le fond & pour les figures; on peut le présumer par l’exemple de quelques-uns de nos camayeux, pourvu qu’on n’admette point dans les leurs l’usage du clair obscur, dont la découverte accompagna l’introduction de la peinture polychrome, ou de la pluralité des couleurs.

Ce fut Bularchus, contemporain du roi Candaule, qui le premier iutroduisit l’usage de plusieurs couleurs dans un seul ouvrage de peinture. Au moyen de la pluralité de ces couleurs, l’art jusque-là trop uniforme se diversifia, & inventa dans la suite les lumieres & les ombres. Panaemus peignit la bataille de Marathon, avec la figure ressemblante des principaux chefs des deux armees. Peu après Panaemus, parut Polygnote de Thasos, qui le premier donna des draperies légeres à ses figures de femmes, & qui quitta quelquefois le pinceau pour peindre en encaustique. Damophile & Gorgasus enrichirent d’ornemens de plastique l’extérieur du temple de Cérès à Rome. Enfin à la 94e olympiade, Apollodore d’Athènes ouvrit une nouvelle carriere, & donna naissance au beau siecle de la Peinture.

Il fut suivi par Zeuxis, Parrhasius, Timanthe & Eupompe, qui tous ont été ses contemporains. On vit ensuite paroître Pausias, Pamphile de Macédoine, Euphranor, Caladès, AEtion, Antidotus, Aristide, Asclépiodore, Nicomachus, Melanthius, Antiphile, Nicias, Nicophane, Apelle & Protogène, tous excellens artistes qui se sont illustrés à jamais dans l’espace d’un siecle, en différens genres d’ouvrages.

On peut partager avec Pline les peintures de la Grece en un certain nombre de classes. La premiere présente les plus anciens, qui ne sont pas les plus habiles, & qui finissent à Polygnote, vers le tems de la guerre du Péloponnèse.

La seconde classe renferme les artistes qui ont fait le beau siecle de la Peinture depuis la fin de la guerre du Péloponnèse, jusqu’après la mort d’Alexandre le grand. Il ne faut cependant mettre dans cette liste que ceux qui exerçoient alors leurs pinceaux sur de grands sujets & dans de grands tableaux.

La troisieme classe contient ceux qui se sont distingués par le pinceau, mais dans de petits tableaux ou sur de petits sujets.

La quatrieme classe est compesée de ceux qui avoient pratiqué la fresque, peinture qu’on applique sur l’enduit d’une muraille. Parmi ces peintres, dit Pline, il n’y en a point qui se soient faits un grand nom. Il n’embellissoient ni murailles dont l’ornement n’auroit été que pour le maitre du legis, ni maisons stables & permanentes, qu’on ne pouvoit pas sauver de l’incendie. Pictorque rei communis terrarum erat, trait bien flatteur pour l’art & pour les artistes. Un peintre appartenoit à l’univers entier. Ces grands hommes destinoient toutes les productions de leur art à pouvoir passer de ville en ville.

La cinquieme classe comprend les plus célebres peintres encaustiques, c’est-à-dire ceux qui employoient le poinçon & non le pinceau.

La sixieme classe est réservée pour les peintres encaustiques ou autres, comme Ctésilochus, qui se plaisoient à des ouvrages de peinture insolente.

Enfin la derniere classe offre à notre mémoire les femmes célebres qui ont réussi chez eux dans la peinture. Ils ne croyoient pas que l’ignorance, la paresse & les amusemens purement frivoles, dussent être le partage de la moitie du genre humain.

Tous ces artistes se formerent dans les écoles de Peinture que les Grecs avoient établies, & auxquelles ils avoient donnés des noms fixes comme à leurs ordres d’architecture. Leur peinture n’avoit d’abord eu que deux distinctions, l’héliadique & l’asiatique, ou l’attique & l’ionique, car on les trouve l’une & l’autre sous ces daux noms; mais Eupompus, qui étoit de Sicyone, se rendit si recommandable par son talent, que l’on ajouta la sicyonienne par rapport à lui. Si Pline rapporte ce fait tout simplement, sans l’accompagner d’aucun détail, c’est qu’on doit présumer que les écoles ou les différentes manieres s’étant multipliées dans la Grece, on abandonna ce projet, & l’on ne parla plus, comme l’on fait aujourd’hui, que des maîtres en particulier & de leurs éleves.

On peut cependant comparer ces premiers noms à ceux que nous donnons en général, & qui nous servent de point de distinction. Telles sort les écoles de Florence, de Rome, de Pologne, de Venise, de France, de Flandre ou d’Allemagne. L’étendue ou l’éloignement de ces pays a exigé & perpétué l’usage de ces distinctions. La Grece plus resserrée & plus réunie, n’a pas eu besoin de les continuer; mais elle forma des artistes en tout genre, qui n’ignorerent rien de tout ce que nous savons en Peinture.

Les grandes compositions héroïques, & que nous appellons l’histoire, les portraits, les sujets bas, les paysages, les décorations, les arabesques, ornemens fantastiques & travaillés sur des fonds d’une seule couleur; les fleurs, les animaux, la miniature, les camayeux, les marbres copiés, les toiles peintes: voilà la liste des opérations des Grecs du côté des genres de peinture. Il me semble que nous ne peignons en aucun autre genre, & que nous n’avons aucun autre objet. Nous ne pouvons donc nous vanter d’avoir de plus, que la peinture en émail, encore je ne voudrois pas assurer qu’elle fût inconnue aux anciens; mais ce qui nous appartient sans contredit, c’est l’execution des grands plafonds & des coupoles. Les Grecs ni les Romains ne paroissent pas avoir connu ce genre d’ornement, ou du-moins avoir pratiqué la perspective jusqu’au point nécessaire pour rendre ces décorations complettes; les modernes peuvent au contraire présenter un très-grand nombre de ces chefs-d’oeuvre de l’esprit & de l’art.

On gardoit dans l’antiquité, comme on garde aujourd’hui les études & les premieres pensées des artistes, toujours pleines d’un feu proportionné au talent de leur auteur, souvent au-dessus des ouvrages terminés, & toujours plus piquans: ces premiers traits, plus ou moins arrêtés, sont plus ou moins essentiels pour la Peinture, que les idées jettées sur le papier ne le sont pour tous les autres genres d’ouvrages. Comme aujourd’hui, on suivoit avec plaisir les opérations de l’esprit d’un artiste: on se rendoit compte des raisons qui l’avoient engagé à faire ces changemens en terminant son ouvrage; enfin, comme aujourd’hui, on cherchoit à en profiter: les hommes de mérite pour s’en nourrir ou s’en échauffer, & les hommes médiocres pour les copier servilement. Mais il est tems de passer à la peinture des Romains en particulier.