Jaucourt, Peinture des Romains
Louis de Jaucourt, Peinture des Romains, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 12, 1765
Peinture des Romains. A l’expiration du beau siecle de la peinture grecque, lequel avoit commencé par Apollodore en l’an 404 avant Jesus-Christ, on voit en 304 pour la premiere fois, un jeune romain prendre le pinceau. “On a fait aussi de bonne heure, dit Pline, honneur à la Peinture chez les Romains; car une branche de l’illustre famille des Fabius en a tiré le surnom de Pictor, & le premier qui le porta, peignit le temple de la déesse Salus en l’an de Rome 450: l’ouvrage a subsisté jusqu à notre tems, que le temple a été brûlé sous l’empire de Claude”. Il y a dans ces paroles une finesse & une exactitude singuliere: on y sent une différence entre ce que Pline dit, & ce qu’il voudroit pouvoir dire. Il voudroit pouvoir avancer que l’art avoit été pratiqué fort anciennement à Rome par des citoyens; & en historien exact, il joint à l’expression de bonne – heure la détermination de l’époque, qui ne va pas à 400 ans d’antiquité. Il voudroit pouvoir ajouter que l’exercice de la Peinture y fut dès-lors en honneur, & il dit uniquement qu’on y fit honneur à la Peinture: enfin il voudroit pouvoir vanter la beauté des ouvrages de Fabius; & tout l’éloge qu’il en fait, c’est qu’ils s’étoient conservés jusqu’au regne de Claude.
Le seul ouvrage de peinture que l’auteur nous fasse remarquer à Rome dans le siecle qui suivit l’époque de Fabius Pictor, c’est un tableau que Valerius Messala fit faire de sa victoire de Sicile en l’an 264, & qu’il exposa sur un côté de la curie Hostilia. Le silence de Pline sur le nom du peintre, nous fait assez comprendre que l’artiste étoit grec; les Romains étendant déjà pour lors leur domination sur le canton d’Italie appellé la grande Grece, & sur la Sicile pareillement peuplée de Grecs. L’exemple de Valérius Messala fut suivi dans la suite par Lucius Scipion, qui après avoir défait en Asie le roi Antiochus, étala dans Rome le tableau de sa victoire en l’an 190 avant Jesus-Christ.
L’année suivante 189, Fulvius Nobilior assiégea & prit Ambracie, où Pirrhus avoit autrefois rassemblé plusieurs rares productions des arts cultivés dans la Grece. Le consul romain, dit Pline, ne laissa que les ouvrages en plastique de Zeuxis, & transporta les muses à Rome: c’étoient neuf statues où chaque muse en particulier étoit représentée avec ses attributs. Tite-Live dit aussi que Fulvius enleva d’Ambracie les statues de bronze & de marbre, & les tableaux; mais il paroît que les tableaux ne furent pas transportés à Rome, ou qu’ils n’y furent pas livrés à la curiosité du public, puisque Pline ne marque qu’ensuite l’époque du premier tableau étranger qu’on ait étalé dans la ville. Les Romains n’étoient point encore curieux de peinture comme ils l’étoient de sculpture: les statues des muses apportées d’Ambracie, furent représentées chacune dans des médailles particulieres, qu’on trouve expliquées fort ingénieusement dans Vaillant.
Vers l’an 180, Caius Terentius Lucanus, si c’est, comme l’a cru Vaillant, le frere de Publius, maître du poëte Térence, fut le premier qui fit peindre à Rome des combats de gladiateurs.
Paul Emile, destructeur du royaume de Macédoine en 168, emmena d’Athènes à Rome Métrodore, qui étoit en même tems philosophe & peintre. Il ne vouloit un peintre que pour le faire travailler aux décorations de son triomphe.
Vers l’an 154, Pacuvius, neveu maternel d’Ennius, cultivoit à Rome & la Poésie & la Peinture. Entre Fabius Pictor & lui, dans un espace d’environ 150 ans, Pline n’a point de peintre romain à nous produire: il dit que les pieces de théâtre de Pacuvius donnerent plus de considération à la profession de peintre, & que cependant après lui elle ne fut guère exercée à Rome par d’honnêtes gens. Qu’on juge ensuite si l’écrivain a prétendu nous laisser une grande idée des peintres romains!
En l’an 147, Hostilius Mancinus, qui dans une tentative sur Carthage étoit le premier entré jusque dans la ville, exposa dans Rome le tableau de la situation de la place, & de l’ordre des attaques. L’année suivante, Mummius, destructeur de Corinthe, fit transporter à Rome le premier tableau étranger qu’on y ait exposé en public: c’étoit un Bacchus d’Aristide le thébain, dont le roi Attalus donnoit six cens mille sesterces, cent dix-sept mille cinq cens livres; mais le général romain rompit le marché, dans la persuasion qu’un tableau de ce prix renfermoit des vertus secrettes. La somme offerte par Attalus ne paroîtra pas exorbitante, si l’on considere qu’il acheta dans une autre occasion un tableau du même Aristide cent talens, quatre cens soixante-dix-mille livres; & ce dernier fait étant rapporté par Pline en deux différens endroits, nous ne devons point y soupçonner de l’erreur dans les chiffres, comme il ne nous arrive que trop souvent de supposer des fautes de copistes, & même des fautes d’ignorance dans les historiens de l’antiquité, quand ce qu’ils attestent n’est pas conforme à nos idées & à nos usages; vrai moyen d’anéantir toute l’ancienne histoire.
La conduite de Mummius fait voir que les Romains n’avoient point encore de son tems le goût de la Peinture, quoiqu’ils eussent celui de la Sculpture depuis la fondation de leur ville. Pour un tableau que ce général rapporta d’Achaïe, il en tira un si grand nom bre de statues, qu’elles remplirent, suivant l’expression de Pline, la ville entiere de Rome. Nous voyons aussi que dans la Grece le nombre des sculpteurs & des ouvrages de Sculpture, l’a de tout tems emporté sur le nombre des peintres & des ouvrages de Peinture; c’est, comme l’a remarqué M. le comte de Caylus, que ces deux peuples jaloux de s’éterniser, préféroient les monumens plus durables à ceux qui l’étoient moins.
Cependant peu après l’expédition de Mummius, les Romains commencerent à se familiariser davantage avec un art qui leur paroissoit comme étranger. On vit à Rome pendant la jeunesse de Varron, environ l’an 100 avant Jesus-Christ, Lala de Cyzique, fille qui vivoit dans le célibat & dans l’exercice de la Peinture; on y voyoit dans ce tems-là même un Sopolis & un Dionysius, dont les tableaux remplirent peu-à-peu tous les cabinets.
En l’an 99, Claudius Pulcher étant édile, fit peindre le premier la scene pour une célébration des jeux publics; & il est à croire qu’il y employa le peintre Sérapion: Pline ajoutant que le talent de cet artiste se bornoit à des décorations de scene, & qu’un seul de ses tableaux couvroit quelquefois au tems de Varron, tous les vieux piliers du Forum. Sylla, quelque tems après, fit peindre dans sa maison de plaisance de Tusculum, qui passa depuis à Ciceron, un événement de sa vie bien flatteur; c’étoit la circonstance où, commandant l’armée l’an 89 sous les murs de Nole en qualité de lieutenant, dans la guerre des Marses, il reçut la couronne obsidionale.
Les Lucullus firent venir à Rome un grand nombre de statues, dans le tems apparemment de leur édilité, en 79; & l’aîné des deux freres, le célebre Lucius Lucullus, étoit alors absent: on ne peut donc mieux placer qu’en cette occasion l’achat qu’il fit, selon Pline, dans Athènes aux fêtes de Bacchus, de la copie d’un tableau de Pausias, pour sa somme de deux talens (neuf mille quatre cens livres) disproportion toujours visible dans le nombre des ouvrages de Peinture & de Sculpture. Lucullus ramassa dans la suite une grande quantité des uns & des autres; & Plutarque le blâme de ce goût pour les ouvrages de l’art, autant qu’il le loue du soin qu’il avoit de faire des collections de livres. La façon de penser de Plutarque ne doit pas nous surprendre; elle a des exemples dans tous les siecles qui ont connu les Arts & les Lettres; elle en a parmi nous, parce qu’il n’appartient qu’à un très-petit nombre de savans de ressembler à Pline, & de n’avoir point de goût exclusif.
Il nous marque un progrès dans la curiosité des particuliers & du public pour la Peintute, vers l’an 75, en disant que l’orateur Hortensius, après avoir acheté les Argonautes de Cydias cent quarante-quatre mille sesterces (vingt-huit mille cent dix livres), fit bâtir dans sa maison de Tusculum, une chapelle exprès pour ce tableau, & que le forum étoit déjà garni de divers ouvrages de Peinture, dans le tems où Crassus, avant de parvenir aux grandes magistratures, se distinguoit dans le barreau.
Pour l’année 70, on trouve une apparence de contrariété entre la chronologie de Ciceron & celle de Pline, sur l’âge de Timomachus de Byzance, peintre encaustique. Ciceron écrivoit en cette année-là son quatrieme discours contre Verrès: il y parle de quelques tableaux, parmi un grand nombre d’ouvrages de Sculpture enlevés à la Sicile, & transportés à Rome par l’avide préteur. “Que seroit-ce, dit-il à l’occasion de ces tableaux, si l’on enlevoit aux habitans de Cos leur Vénus, à ceux d’Ephese leur Alexandre, à ceux de Cyzique leur Ajax ou leur Médée”? Cet Ajax & cette Médée sont visiblement l’Ajax & la Médée que Jules-César acheta depuis à Cyzique. Or selon Pline, la Médée étoit demeurée imparfaite par la mort de Timomachus, antérieure à l’an 70; &, selon le même écrivain, Timomachus fut contemporain de César dictateur, en l’an 49. Telle est la difficulté, qui disparoîtra, si l’on veut considérer que Timomachus a pu mourir vers l’an 69, environ 20 ans avant la dictature de César, & avoir été contemporain de César, mais contemporain plus ancien. L’expression de Pline, Coesaris dictatoris aetate, signifie donc dans le tems de César celui qui fut dictateur, & non pas dans le tems que César étoit dictateur.
Il faut souvent faire ces sortes d’attentions dans la chronologie de Pline, où le titre des magistratures désigne quelquefois l’époque des événemens, & quelquefois la seule distinction des personnes d’un même nom que des lecteurs pourroient confondre. Le titre de dictateur qu’il donne par-tout à César, est de cette derniere espece; mais il y a d’autres exemples cù par les titres de préteur, d’édile ou d’imperator, il indique habilement les dates que sa méthode élégante & précise ne lui permettoit pas de spécifier plus particulierement.
Le préteur Marcius Junius (c’étoit l’an 67) fit placer dans le temple d’Apollon, à la solemnité des jeux apollinaires, un tableau d’Aristide le thébain. Un peintre ignorant qu’il avoit chargé immédiatement avant le jour de la fête de nettoyer le tableau, en effaça toure la beauté.
Dans le même tems, Philiscus s’acquit de l’honneur à Rome par un simple tableau dans lequel il représentoit tout l’attelier d’un peintre, avec un petit garçon qui souffloit le feu.
Les édiles Varron & Muréna (c’étoit l’an 60) firent transporter à Rome, pour l’embellissement du comice, des enduits de peinture à fresque, qu’on enleva de dessus des murailles de brique à Lacédémone, & qu’on enchâssa soigneusement dans des quadres de bois, à cause de l’excellence des peintures: ouvrage admirable par lui-même, ajoute Pline, il le fut bien plus encore par la circonstance du transport.
Pendant l’édilité de Scaurus en l’an 58, on vit des magnificences qui nous paroîtroient incroyables sans l’autorité de Pline, & incompréhensibles sans les explications de M. le comte de Caylus sur les jeux de Curion, qui suivirent d’assez près ceux de Scaurus. Pour ne parler que de la peinture, Scaurus fit venir de Sicyone, où l’art & les artistes avoient fixé depuis long-tems leur principal séjour, tous les tableaux qui pouvoient appartenir au public & que les habitans vendirent pour acquitter les dettes de la ville.
Les factions qui régnoient dès-lors dans Rome & qui renverserent bientot la république, engagerent Varron & Atticus à se livrer totalement à leur goût pour la littérature & pour les beaux-arts. Atticus, le fidele ami de Cicéron, donna un volume avec les portraits dessinés de plusieurs illustres personnages, & Varron distribua dans tous les endroits de l’empire romain un recueil de sept cens figures pareillement dessinées avec le nom de ceux qu’elles représentoient. Le même Varron attestoit l’empressement du peuple romain pour d’anciens restes de peinture. Quand on voulut réparer le temple de Cérès, que Démophile & Gorgasus avoient autrefois orné d’ouvrages de peinture & de plastique, on détacha des murs les peintures à fresque, & on eut soin de les encadrer; on dispersa aussi les figures de plastique.
Jules César parvenu à la dictature l’an 49, augmenta de beaucoup l’attention & l’admiration des Romains pour la Peinture, en dédiant l’Ajax & la Médée de Timomachus à l’entrée du temple de Vénus Génitrix: ces deux tableaux lui couterent 80 talens, (376 mille livres). En l’année 44, qui fut celle de la mort de César, Lucius Munacius Plancus ayant reçu le titre d’imperator, exposa au capitole le tableau de Nicomachus où étoit représentée l’image de la Victoire, conduisant un quadrige au milieu des airs. Observons que dans tous ces récits qui regardent Rome, ce sont des peintres grecs qu’on y voit paroitre; l’auteur nomme cependant pour ces tems-ci Arellius, peintre romain, qu’il place peu avant le regne d’Auguste. Arrêtons-nous donc sur ce peintre de Rome.
Pline nous donne son portrait en ces mots: Romoe celeber suit Arellius, nisi flagitio insigni corrupisset artem, semper alicujus faeminae amore stagrans, & ob id deas pingens, sed dilectarum imagine, l. XXXV. c. 10. Il faisoit toujours les déesses semblables aux courtisanes, dont il étoit amoureux. On sait que Flora étoit si belle, que Cécilius Metellus la fit peindre, afin de consacrer son portrait dans le temple de Castor & de Pollux.
On a remarqué que ce ne fut ni la premiere, ni la derniere fois que le portrait d’une courtisane reçut un pareil honneur. La Vénus sortant des eaux étoit ou le portrait de Campaspe maîtresse d’Alexandre le grand, selon Pline, ou bien celui de la courtisane Phryné, selon Athénée, l. XIII. Auguste le consacra dans le temple de Jules César. Les parties inférieures en étoient gâtées, & personne ne fut capable de les rétablir, le tems acheva de ruiner le reste; alors on fit faire une autre Vénus par Dorothée, & on la substitua à celle d’Apelle. Pendant que Phryné fut jeune, elle servit d’original à ceux qui peignoient la déesse des amours. La Vénus de Gnide fut encore tirée sur le modele d’une courtisane que Praxitele aimoit éperdument. Arellius n’est donc pas le seul peintre ancien qui peignit les déesses d’après quelques-unes de ses maîtresses.
Le Christianisme n’est pas exemt de cette pratique, nous avons plus d’une Vierge peinte par les modernes d’après leurs propres amantes. M. Spon, dans ses miscellannées antiq. érudit. p. 13, rapporte l’explication d’une médaille de l’empereur Julien, sur laquelle on voit d’un côté Sérapis qui ressemble parfaitement à Julien, & de l’autre la figure d’un Hermanubis. Il n’étoit point rare de voir des statues d’hommes toutes semblables à celles de quelques dieux. La flatterie ou la vanité ont souvent produit cette idée.
Justin martyr dit, en se moquant des païens, qu’ils adoroient les maîtresses de leurs peintres & les mignons de leurs sculpteurs: mais n’a-t-on pas tort de rendre les païens responsables des traits d’un Zeuxis ou d’un Lysippe? Ceux qui, parmi les Chrétiens, vénerent les images de S. Charles Borromée, ne vénerent qu’un portrait fait à plaisir & un caprice d’un maître de l’art, qui a peint fort beau un saint qui ne l’étoit guere. Il faut se résoudre à souffrir cette sorte de licence des artistes, parce qu’elle n’a rien de blâmable, & se reposer sur eux de la figure & de l’air des objets de la dévotion. Un peintre de Rome fit le tableau de la Vierge sur le portrait d’une soeur du pape Alexandre VI. qui étoit plus belle que vertueuse. Nous ne connoissons les dieux par le visage que selon qu’il a plû aux peintres & aux sculpteurs, disoit Cicéron des dieux de son tems, l. I. de natur. deor. Nous ne sommes pas aussi difficiles aujourd’hui, dit M. de Caylus, que Pline l’étoit; contens que la beauté soit bien rendue, il nous importe peu d’après quelle personne elle est dessinée. Nous desirons seulement de l’inconstance à nos peintres, pour jouir d’une certaine variété dans les beautés qu’ils ont à représenter, & nous ne faisons de reproches qu’à ceux qui nous ont donné trop souvent les mêmes têtes, comme a fait Paul Véronese entre plusieurs autres. Je reviens à Auguste.
Ce fut sur-tout cet empereur qui orna les temples de Rome & les places publiques de ce que les anciens peintres de la Grece avoient fait de plus rare & de plus précieux. Pline qui de concert avec les autres écrivains nous assure le fait en général, désigne en particulier quelques-uns de ces ouvrages consacrés au public par Auguste; & nous devons attribuer aux soins du même prince l’exposition de plusieurs autres tableaux, que l’historien remarque dans Rome, sans dire à qui l’on en avoit l’obligation, le grand nombre fait que nous ne parlerons ni des uns ni des autres.
Agrippa, gendre d’Auguste, se distinguoit par le même gout, & Pline assure qu’on avoit encore de lui un discours magnifique & tout-à-fait digne du rang qu’il tenoit de premier citoyen, sur le parti qu’on devroit prendre de gratifier le public de tout ce qu’il y avoit de tableaux & de statues dans les maisons particulieres de Rome: ce n’est pourtant pas nous faire voir dans cet amateur des ouvrages de peinture un homme attentif à leur conservation, que d’ajouter qu’il en confina quelques-uns dans les étuves des bains qui portoient son nom, ni nous donner une grande idée de sa dépense en tableaux, que de nous dire pour toute particularité dans ce genre qu’il acheta un Ajax & une Vénus à Cyzique 3000 deniers (2350 livres). Quelle différence de prix entre l’Ajax & la Vénus d’Agrippa & l’Ajax & la Médée de Jules César, tous achetés dans la même ville!
Pline parle ici de Ludius, qui vivoit sous le regne d’Auguste: il ne faut pas le confondre avec celui qui avoit orné de peintures un ancien temple de Junon dans la ville d’Ardée deja détruite avant la fondation de Rome. Ce Ludius moderne rétablit à Rome du tems d’Auguste l’usage de la peinture à fresque. Divi Augusti aetate Ludius primus instituit amoenissimam parietum picturam. Il représenta le premier sur les murailles des ouvrages d’architecture & des paysages, ce qui prouve la connoissance de la perspective & celle de l’emploi du verd, car sans ces deux choses quelle idée pourroit-on se faire de ces sortes de tableaux? On ignoroit avant Ludius l’aménité des sujets dans les peintures à fresque; on ne les avoit guere employées qu’à des ornemens de temples, ou à des sujets nobles & sérieux, & même les grands artistes de la Grece n’avoient jamais donné dans ce genre de peinture.
Auguste approuva le parti qu’on prit d’appliquer à la peinture le jeune Quintus Pédius, d’une des premieres familles de Rome. Pline semble d’abord en vouloir tirer quelque avantage en faveur de la profession; cependant il ajoute en même tems avec son exactitude & sa fidélité ordinaires une circonstance qui affoiblit totalement cette idée, c’est que le jeune Pédius étoit muet de naissance. Il convient aussi qu’Antistius Labéo, qui avoit rempli des charges considérables dans l’état & qui avoit refusé le consulat qu’Auguste lui offroit, se donna un ridicule en s’attachant à faire de petits tableaux, & en se piquant d’y réussir. En un mot, l’on aimoit, l’on estimoit les ouvrages de l’art, & l’on méprisoit ceux qui en faisoient leur occupation ou même leur amusement. Il n’y a pas long – tems que l’on en usoit de même dans ce royaume pour toutes les études & les connoissances; je doute que les grands soient bien revenus de ce préjugé.
La mort d’Auguste fut bien-tôt suivie de la décadence des arts: cependant Pline parle d’un grand-prêtre de Cybele, ouvrage de Parrhasius, & tableau favori de Tibere, estimé soixante mille sesterces (onze mille sept cent cinquante livres), que ce prince tenoit enfermé dans sa chambre à coucher, & d’un tableau cheri d’Auguste, un Hyacinthe qu’il avoit apporté d’Alexandrie, & que Tibere consacra dans le temple du même Auguste. Pline naquit au milieu du regne de Tibere, l’an 25 de Jesus-Christ, & tout ce qu’il ajoute sur la Peinture & sur les peintres pour son tems, se réduit aux remarques suivantes.
Aux deux anciennes manieres, dit-il, de travailler l’encaustique, on en a ajouté une troisieme, qui est de se servir du pinceau pour appliquer les cires qu’on fait fondre à la chaleur du feu; comme ces peintures résistoient à l’ardeur du soleil, & à la salure des eaux de la mer, on les fit servir à l’ornement des vaisseaux de guerre; on s’en sert même déjà, remarque-t-il, pour les vaisseaux de charge. Ces ornemens étoient en – dehors des bâtimens, suivant la force du terme latin expingimus.
Il nous donne une étrange idée du goût des successeurs de Tibere pour la Peinture. L’empereur Caïus voulut enlever du temple de Lanuvium, à cause de leur nudité, les figures d’Atalante & d’Hélene peintes par l’ancien Ludius; & il l’auroit fait, si la nature de l’enduit altéré par la trop grande vétusté, ne se fût opposée à l’exécution du projet. L’empereur Claude crut signaler son bon goût, & donner un grand air de dignité à deux tableaux d’Apelle, consacrés au public par Auguste, d’y faire effacer la tête d’Alexandre le grand, & d’y faire substituer la tête d’Auguste lui-même. Pline se plaint encore soit de pareils changemens dans des tetes de statues, changemens qui tiennent à la barbarie; soit de la peinture des mosaïques de marbre mises à la place des tableaux, & inventées sous le même regne de Claude environ l’an 50 de Jesus-Christ.
Le regne de Néron, successeur de Claude, donna vers l’an 64, l’époque des marbres incrustés les uns dans les autres; & l’auteur s’en plaint également comme d’un usage qui portoit préjudice au gout de la peinture; & traite enfin d’extravagance réservée à son siecle, la folie de Néron qui se fit peindre de la hauteur de cent vingt piés romains. La toile dont les peintres ne s’étoient pas encore avisés de faire usage, fut employée alors pour la premiere fois, parce que le métal, ou même le bois n’auroient jamais pu se façonner pour un pareil tableau: il faut donc rapporter aussi à l’an 64 de Jesus-Christ l’époque de la peinture sur toile. Voyez ce mot.
Amulius, peintre romain, parut sous le regne de cet empereur. Il travailloit seulement quelques heures de la journée, & toujours avec une gravité affectée, ne quittant jamais la toge, quoique guindé sur des échaffauds. Ses peintures étoient confinées dans le palais de Néron, comme dans une prison, suivant l’expression de Pline, qui a voulu marquer par – là les inconvéniens de la fresque.
Le même Pline admire la tête d’une Minerve que peignit le même artiste; cette tête regardoit toujours celui qui la regardoit, spectantem spectans quâcumque adspiceretur. Cependant ce jeu d’optique ne tient point au mérite personnel, & suppose seulement dans le peintre une connoissance de cette partie de la perspective. On montre en Italie plusieurs têtes dans le goût de celle d’Amulius. Cet artiste n’étoit mort que depuis peu lorsque Pline écrivoit.
La mémoire du peintre Turpilius, chevalier romain & vénitien de naissance, étoit pareillement récente. Il avoit embelli Vérone de ses ouvrages de peinture. On peut les croire aussi beaux qu’on le voudra; on sait du moins qu’il avoit appris son art dans la Grece. Pline, liv. XXXV. c. vj. dit qu’avant lui on n’avoit jamais vû de peintres gauchers; & il paroît admirer cette particularité; mais l’habitude fait tout pour le choix des mains, & il ne faut pas une grande philosophie pour faire cette réflexion. D’ailleurs cette habitude entre pour beaucoup moins qu’on ne l’imagine dans un art que l’esprit seul conduit, & qui donne sans peine le sens de la touche, en indiquant celui de la hachure, & qui produit enfin des équivalens pour concourir à l’expression générale & particuliere.
Depuis Turpilius on a vu des peintres gauchers parmi les modernes; on en a vu également des deux mains. Jouvenent attaqué d’une paralysie sur le bras droit quelques années avant sa mort, a fait de la main gauche son tableau de la Visitation qu’on voit à Notre-Dame, & qui est un des plus beaux qui soit sorti de ses mains. Ce fait est plus étonnant que celui du chevalier Turpilius, puisque Jouvenet avoit contracté toute sa vie une autre habitude; & l’on n’en a fait mention à Paris que peur ne pas oublier cette petite singularité de la vie d’un grand artiste. Pline finit l’article de Turpilius en remarquant que jusqu’à lui, on ne trouve point de citoyen de quelque considération, qui depuis Pacuvius eût exercé l’art de la peinture.
Il nomme enfin sous le regne de Vespasien, vers l’an 70 de Jesus-Christ, deux peintres à fresque tous deux romains, Cornelius Pinus & Accius Priscus. Fort peu de tems après, il composa, sous le même regne, son immense recueil d’histoire natur elle. Il venoit de l’achever lorsqu’il en fit la dedicace à Titus, consul pour la sixieme fois, en l’an 78 de Jesus-Christ.
L’année suivante fut celle où Titus monta sur le trône, au mois de Mars, & Pline mourat au commencement de Novembre suivant. Cet illustre écrivain avoit donc composé immédiatement auparavant son grand ouvrage, avec la digression sur la Peinture, morceau des plus précieux de l’ant quité.
On sait que Pline entre en matiere par des plaintes ameres contre son siecle sur la decadence d’un art qu’il trouve infiniment recommandable par l’avantage qu’il a de conserver la mémoire des morts, & d’exciter l’émulation des vivans. Il fait l’éloge des tableaux comme monumens du mérite & de la vertu. Il étend cet éloge aux autres ouvrages qui avoient la même destination, aux figures de cire que les Romains conservoient dans leur famille, aux statues dont ils ornoient les bibliotheques, aux portraits dessinés, que Varon & Pollion mirent en usage, enfin aux boucliers où étoient représentés les personnages illustres de l’ancienne Rome.
Après avoir pris les Romains du côté de l’honneur & de la vertu, il cherche à piquer leur curiosité en leur indiquant l’antiquité de l’art, & en s’arrêtant au récit de quelques peintures plus anciennes que la fondation de Rome. Il nomme les différentes villes où on les voyoit, & il distingue le mérite de ces ouvrages d’avec l’abus qu’en vouloit faire la lubricité d’un empereur, tenté d’en tirer deux de leur place à cause de quelques nudités.
Aux motifs d’une curiosité louable, Pline joint les motifs d’émulation puisés dans le sein même de la ville de Rome; il propose par une gradation suivie l’exemple des citoyens qui s’étoient autrefois appliqués à l’exercice de la Peinture; l’exemple des héros de la nation qui avoient étalé dans Rome les tableaux de leurs victoires; l’exemple des généraux & des empereurs qui, après avoir transporté dans la capitale une quantité prodigieuse de tableaux étrangers, en avoient orné les portiques des temples & les places publiques.
Son éloquence & son esprit nous charment par des traits de feu & par des images enchanteresses qu’on ne trouve en aucun autre auteur, ni si fréquentes, ni d’une si grande beauté, enfin par une energie de style qui lui est particuliere. C’est ainsi que pour donner une idée d’un tableau où Apelle avoit représenté un héros nud, il déclare que c’étoit un défi fait à la nature. Il dit de deux hoplitites, ouvrage de Parrhasius: “celui qui court, on le voit suer; celui qui met les armes bas, on le sent haleter. Apelle, dit – il allleurs, peignit ce qui est impossible à peindre, le bruit du tonnerre & la lueur des éclairs”. Matiere de style, comme en matiere de peinture, les savantes exagérations sont quelquefois nécessaires; & ce principe doit être gravé dans l’esprit d’un peintre s’il veut parvenir à l’intelligence de ce que Pline a écrit & de ce que Apelle avoit exécuté.
Il est donc vraissemblable que personne ne s’avisera jamais de traiter Pline en qualite d’historien des Peintres ou d’enthousiaste, sans connoissance de cause, ou de déclamateur qui joue l’homme passionné, ou d’écrivain infidelle & frivole. Les qualifications diamétralement opposées sont précisément celles qui caractérisent ce grand homme, heureusement pour sa gloire, heureusement pour celle des arts dont il a été le panégyriste, heureusement enfin pour l’intérêt de la littérature & des sciences dont il a été le dépositaire.
Voilà ce que j’avois à dire sur Pline & sur la peinture des Romains; c’est un précis de deux beaux mémoires donnés par M. de Caylus & par M. de la Nauze dans le recueil de littérature, tome XXV.