Henri Focillon, Prefazione a Marius Audin, Le Livre. Son architecture, sa technique, Paris, Les Editions G. Crès et Cie, 1924

Rien n’est plus plaisant et plus beau que de savoir comment les choses sont faites et de quelle manière, par la droite ordonnance et par le bon gouvernement de leurs parties, celles-ci s’assemblent et s’ajustent avec une sorte d’amitié. Au fond de toute mécanique et de toute industrie, de même que dans les oeuvres d’art et dans les bonnes lettres, il y a de surprenants secrets et comme des miracles cachés sur lesquels nous nous penchons d’ordinaire avec une indifférence souveraine, et que nous ferions bien de moins ignorer. Grâces soient rendues aux hommes excellents qui nous les font connaître dans leur délicieux détail, et qui, nous guidant avec une spirituelle application à travers cette forêt de merveilles, nous apprennent une fois encore à nous étonner.

Toute sorte d’humains anxieux nous tendent de patients chefs-d’oeuvre que nous recevons superbement et que nous jugeons avec empire. La peine des uns ignore la peine des autres, et d’incomparables réussites, de charmants triomphes sur l’inertie de la matière et sur le despotisme de l’habitude demeurent à jamais oubliés. Les habiles tendent de plus en plus à se confiner dans le mystère et dans le secret de leur propre contentement, et, pareils à Dieu le Père, ils se donnent la joie philosophique d’enfanter des mondes et de les doter de raffinements pour se distraire tout seuls. L’amateur de roses parle une langue exquise, occulte, lointaine, que possèdent seuls quelques initiés; ils se la modulent, dans le silence des après-midi seigneuriales, au milieu de leurs parcs et de leurs roseraies. – Le luthier dérobe au songe l’âme énigmatique des sons et, par la vertu d’un charme, il la tient, prisonnière et plaintive, dans un bois précieux qu’elle finit par animer et par douer de voix. A force de soins, à force de caresses, la vie naît, jaillit et s’épanouit en magnifiques ondes. Dans le silence de l’atelier montent avec plénitude les sons parfaits. – A quelque distance du rivage, où les poussières terrestres pourraient s’abattre légèrement sur son oeuvre et la gâter, dans des cabanes juchées au-dessus des eaux, le laqueur étale, incruste, ponce et polit, en retenant son souffle, en parlant à voix basse. – Dans le bronze d’uné cloche, quels miracles endormis! – Et quelles vaillantes élégances dans la trempe d’une lame!

Bodoni, Manuale tipografico, 1818

Bodoni, Manuale tipografico, 1818

Il ne serait pas juste que des êtres sensibles soient bannis de ces jardins fermés què tant de gestes créateurs, tant de façons de penser et de sentir, profondément originales, modelées par le rythme des besognes ingénieuses, nous demeurent aussi étrangers et aussi impénétrables que les mystères d’Eleusis. Nous devons apprendre tous à respecter et à chérir les divers miracles des mains humaines, ce couple divin qui, depuis tant de siècles, travaille pour le bonheur et pour la noblesse de la race. Elles ne sont ni des serves, ni de pures machines. Sans elles, que serait l’esprit? Que serait l’art, sinon un délire inexprimé? Que serait le monde, sinon une réalité brute, dépourvue de cathédrales et de livres?

Les livres ne doivent pas tout à la sublimité de l’esprit qui les conçut. Je n’ai pas peur de dire qu’ils sont matière, et matière noble, matière oeuvrée par de savantes et diligentes mains, matière ordonnée, façonnée, douée de vie enfin par une technique qui est un art. Les voyageurs qui décrivent les villes célèbres parlent de leurs habitants, et aussi des maisons où logent ces habitants. Les maisons où nous logeons les pensées des maîtres, et secondement les pensées de tout le monde, voilà ce que sont les livres.

Veuillez réfléchir à cette comparaison, et vous sentirez qu’elle est fondée. Nul art n’est plus voisin de l’architecture que la typographie. Comme l’architecture, elle a pour première règle le bon discernement et la juste adaptation des matériaux; comme l’architecture, elle repose sur un système de rapports définis, son économie est stable, elle répugne à de sinueux caprices. De même que l’ordonnateur d’un palais répartit avec une sage mesure l’ombre et la lumière sur les façades et, dans les dispositions intérieures, balance pour les besoins de la vie la lumière avec l’ombre; de même l’ordonnateur d’un livre, disposant de deux forces contraires: le blanc du papier et le noir de l’encre, assigne à chacune d’elles un rôle et combine une harmonie. Il y a, en architecture, de grands plans calmes qui sont comme des marges. Il y a, dans un livre, des symétries et des alternances qui sont celles d’une bâtisse. Enfin n’est-il pas vrai que ces deux grandes ouvres de l’homme: un livre, une maison, doivent tendre à la même vertu essentielle, le style, je veux dire l’ordre, la gravité sans tristesse, la majesté sans emphase, joints à un accent de nature et à un charme noble qui contentent pleinement l’esprit?

Mais si l’art du livre est, dans son fond et dans son principe, tout pareil à l’architecture, il est également le voisin, le camarade et l’ami de la musique. Les joies élevées que nous donne, je ne dis pas la lecture, mais la contemplation de ce solide et délicat objet d’art qu’est un beau livre, sont analogues à celles que nous éprouvons, lorsque nous entendons une sonate ou un quatuor dus à un maître. Elles sont toutes mises en oeuvre par un génie d’ordre, par une autorité souveraine, qui les encadre, qui les assure, qui les installe sur une base puissante et stable, – mais elles sont en même temps sous l’empire d’une vertu de suggestion qui les emporte et qui les décuple. Dire, affirmer, déterminer, c’est beaucoup; suggérer, c’est plus encore. De même que la musique éveille dans nos coeurs mille échos cachés, mille souvenirs indiscernables, un livre (je parle de sa matière et de son agencement) est capable de nous procurer les plus rares et les plus mystérieux plaisirs.

Les notes changent de valeur selon la clé qui les commande. Les sons changent d’accent, de timbre et de portée selon les instruments qui les émettent. Les mots sont-ils absolument les mêmes, quand ils sont imprimés avec des caractères différents? Oui, si l’on consulte le dictionnaire. Non, si l’on lit un poème, ou une page de Chateaubriand. Il n’est pas absurde de vouloir orchestrer typographiquement de hautes émotions, en cherchant un ordre, une couleur et un dessin qui les fassent entrer plus avant dans nos coeurs. Sans doute il y aurait de l’excès et de la vanité à vouloir imprimer Atala sur de l’écorce de bouleau et à la relier dans une peau de rat musqué, mais je louerai l’artiste en livres de chercher à établir une relation entre la pensée et le signe de la pensée. Les mots ne sont pas seulement les depositaires d’un sens lexicologique. Dans la langue des maîtres, ils ont une valeur de suggestion indépendante de leur sens ordinaire; par là ils acquièrent un pouvoir analogue à celui des sons musicaux.

Il est vrai que parmi les livres il en est de platement et de prétentieusement bâtis. Une bibliothèque, même petite et bien choisie, est semblable à une salle de spectacle, où l’on voit toute sorte de gens. Pour moi, cette diversité m’enchante et, je l’avoue, je suis de ceux pour qui le papier à chandelles et les têtes de clous peuvent, dans certains cas, avoir du charme. Mais ce sont là des jouissances un peu dépravées, un peu byzantines. L’art du livre a ses vertus, ses dignités. Il faut respecter, il faut aimer les architectes et les musiciens qui en sont les dépositaires. Il faut remercier M. Audin de nous dire leurs ressources, leurs pratiques, leur génie, de nous donner à entendre aussi qu’ils ne sont pas infaillibles et qu’ils peuvent commettre des erreurs. Il faut le remercier de secouer notre ignorance métaphysique, de nous apprendre le nom des choses, toutes les jolies et anciennes façons des bons artisans. M. Audin décrit les matières et les outils, il nous les fait vair, il nous les fait toucher, il nous met en main le royal métier grâce auquel tout ce qui pense peut agir et se communiquer, grâce auquel se dressent dans leur plénitude et dans leur autorité, pareils à des maisons de seigneurie, les beaux livres.